La flamme des chandelles de suif vacille dans l'air épais de l'Auberge du Bon Vivant, projetant des ombres dansantes sur les murs de pierre noircie par des années de fumée. L'enseigne grinçante se balance au-dessus de l'entrée, où un homme joufflu peint avec des guirlandes de houblon accueille les voyageurs d'un sourire écaillé par le temps. Dans cette solide bâtisse de pierre et de bois sombre, nichée sur la grande route commerciale à quelques lieues de Daggerford, l'atmosphère demeure chaleureuse malgré les taches d'ombres qui dansent entre les poutres apparentes du plafond bas.
L'âtre principal crépite, projetant des lueurs orangées sur les trophées de chasse qui ornent les murs : têtes de cerfs, d'ours, et même un loup particulièrement imposant qui semble observer les clients de ses orbites vides. Une odeur mélangée de ragoût d'agneau et de bière brune flotte dans l'air, teintée d'une légère trace d'encens — une habitude locale pour chasser les mauvais esprits, selon les habitants.
Dans ce refuge contre l'obscurité naissante, quatre âmes errantes se trouvent rassemblées par le hasard, chacune vaquant à ses occupations sans imaginer que leurs destins s'apprêtent à s'entremêler dans une tragédie qui dépassera leurs plus sombres cauchemars.
Gilda Ironforge, la naine aux mains calleuses par des années de forge, sirote sa bière dans son coin habituel. Ses yeux perçants scrutent discrètement les autres clients tout en savourant le répit que lui offre cette étape sur sa route. Les cicatrices sur ses avant-bras témoignent d'une vie passée à soigner les blessures de ses frères d'armes, et son marteau de guerre repose contre sa chaise, toujours à portée de main.
À une table isolée, Cassius Blackthorn prend son repas dans un silence pensif. Ses doigts fins, marqués par l'encre et les composants magiques, tapotent machinalement contre sa chope tandis qu'il observe les flammes danser dans l'âtre. Son regard intelligent, habitué à percer les mystères des arcanes, se perd dans les volutes de fumée qui s'élèvent de la cheminée.
Dans un autre coin de la salle, Korven Grimax et le Frère Marcus partagent leur table, seuls à se connaître dans cette assemblée fortuite. Korven, dont les muscles saillent sous sa tunique de cuir, raconte ses dernières aventures d'une voix grave, tandis que Marcus l'écoute avec l'attention tranquille d'un homme rompu à la méditation. Le moine, austère dans sa simplicité, fait tourner son bâton de marche entre ses mains expertes.
L'atmosphère conviviale se trouve soudain troublée par l'arrivée d'un barde aux vêtements bigarrés. L'homme fait passer son chapeau d'une table à l'autre, s'attirant les grâces des clients par la promesse d'une histoire. Les pièces tintent dans le feutre usé — même les plus modestes voyageurs trouvent quelques cuivres pour payer un divertissement.
Le barde pince les cordes de son luth, et sa voix cristalline s'élève dans la salle enfumée :
« Écoutez l'histoire de cinq héros nés de Phandalin, notre cher village. Nibarg le fidèle, au noble fardeau, Kerlam’Halaha sage de tout âge, Evendur vaillant et Finan si prompt, Clain l'énigmatique au cœur profond.
Quand la mort frappa de sa malédiction, privant le monde de toute résurrection, nos cinq compagnons prirent leur mission vers Chult la Maudite, terre de perdition.
Dans la jungle sombre, ils ont voyagé pour sauver le monde de ce mal ancré. Dans la tombe noire d'Acérérak, ils luttèrent face aux ténèbres antiques.
Zal et Clain tombèrent, hélas si riches de courage, purs aux âmes héroïques. Kerlam’Halaha, dans l'ultime combat, brisa la malédiction au prix de son trépas.
Ainsi fut sauvé notre monde mortel par ces héros nés dans notre humble bourg. Que leurs souvenirs nous soient éternels et que Phandalin garde dans ses tours l'espoir que de nouveaux braves naîtront pour que leurs exploits se perpétueront. »
Les dernières notes s'éteignent dans un silence respectueux. Chacun songe aux héros d'antan, à leur sacrifice ultime pour briser une malédiction ancestrale. Mais cette méditation se trouve brutalement interrompue par le grincement de la porte principale.
Un messager apparaît sur le seuil, et son état stupéfie l'assemblée. L'homme ruisselle, ses vêtements colorés — aux couleurs vives des gens du voyage qui animent les bourgs — collent à sa peau comme s'il avait traversé des heures de pluie torrentielle. Pourtant, les clients de l'auberge n'ont entendu ni tonnerre ni averse, et le temps était clément quand ils ont franchi le seuil du Bon Vivant.
Sans un mot, l'étranger se dirige vers chacun des quatre aventuriers. À Gilda, à Cassius, à Korven et à Marcus, il tend une lettre fermée d'un cachet de cire rouge. Puis, d'une voix pressante qui transperce le silence, il lance :
« Rassemblez-vous ! Le temps presse ! »
Avant que quiconque puisse réagir, l'homme pivote et se précipite vers la sortie. Cassius bondit de sa chaise, renversant presque sa chope dans son empressement.
« Attendez ! » crie-t-il en se lançant à la poursuite du mystérieux messager.
La porte claque derrière lui avec un bruit sourd qui résonne dans la salle soudain silencieuse. Les trois autres aventuriers fixent les lettres dans leurs mains, le cachet de cire encore tiède sous leurs doigts, sentant obscurément que leur vie vient de basculer dans l'inconnu.
Dehors, Cassius pousse la porte et scrute l'obscurité naissante. Il aperçoit la silhouette colorée qui fuit vers la lisière du village, courant dans une brume qui semble l'envelopper et l'aspirer. Cette brume n'était pas là quelques instants plus tôt. Cassius s'élance mais quand il atteint l'endroit où la brume stagne, l'homme a disparu. Pas une trace, pas un bruit, comme s'il n'avait jamais existé.
Troublé, Cassius revient sur ses pas. Quand il se retourne, la brume s'est dissipée, laissant place au paysage familier de Phandalin sous les étoiles. Il regagne l'auberge, le mystère pesant sur ses épaules comme un manteau de plomb.
À l'intérieur, ses trois nouveaux compagnons d'infortune l'attendent, les lettres ouvertes posées devant eux. Marcus lève la tête à son retour.
« Il a disparu dans les brumes », annonce Cassius en reprenant place à leur table. « Impossible de le suivre. »
« Alors lisez ceci », répond Gilda d'une voix grave en lui tendant sa lettre.
Cassius parcourt les lignes tracées d'une écriture soignée :
« Salutations à vous puissants et valeureux. Moi, humble serviteur de Barovie, vous présente mes respects. Nous applaudirons vos services car nous avons désespérément besoin d'aide. Ireena Kolyana, l'amour de ma vie, est la victime d'un mal redoutable contre lequel même les aimables gens de notre village ne peuvent la protéger. Elle dépérit suite à sa blessure et j'aimerais pouvoir la sauver de cette menace. Cette communauté est prospère. Je vous offrirai tout et plus encore si vous et vos compagnons répondez à ma demande désespérée. Faites vite car ces jours sont comptés. Tout ce que je possède sera vôtre. Signé, Kolyan Indirovitch Bourgmestre »
Un silence lourd tombe sur la table. Quatre regards se croisent, lourds d'interrogations. Gilda ferme les yeux un instant, fouillant sa mémoire.
« Barovie... », murmure-t-elle. « Je crois me souvenir qu'il y a des mines naines extrêmement prospères dans cette région. »
Marcus hoche la tête pensivement. « Et moi, on m'a parlé lors de mon apprentissage d'un temple monastique reculé dans les montagnes de Barovie. »
Cassius pose sa chope et fixe les flammes. « Une demande si désespérée... Et cette récompense promise. Cela sent l'aventure périlleuse. »
« Il faut bien aider ce pauvre homme », déclare Korven avec fermeté. « S'il cherche à sauver sa bien-aimée, nous ne pouvons pas l'abandonner. » Ses yeux brillent de cette flamme qui pousse les héros vers l'inconnu. « Et puis, j'avoue que cela m'intéresse aussi. J'ai toujours été en quête d'aventure. »
Gilda lève sa chope. « Dans ce cas, messieurs, il semblerait que nous venions de former une compagnie d'aventuriers. »
Les quatre récipients s'entrechoquent dans un tintement métallique qui résonne comme un serment. Dehors, sans qu'ils le sachent, les brumes commencent à ramper vers l'auberge, portées par des vents qui ne soufflent dans aucun royaume mortel.
Le destin vient de resserrer ses fils autour d'eux, et demain, leur route les mènera vers des horizons où aucune carte ne saurait les guider.
L'aube se lève pâle sur Phandalin, teintant les murs de l'Auberge du Bon Vivant d'une lumière dorée qui semble déjà nostalgique. Les quatre aventuriers descendent un à un dans la salle commune, où Aldrich Bellumer les attend avec un petit déjeuner fumant et ses connaissances d'ancien baroudeur.
Gilda s'installe à la grande table centrale, invitant d'un geste ses nouveaux compagnons. « J'ai l'habitude des familles nombreuses. J'aime bien la communauté », déclare-t-elle en tapotant le bois poli de sa main calleuse.
Marcus s'assied à ses côtés avec un sourire tranquille, tandis que Korven et Cassius complètent le cercle. Le petit déjeuner se déroule dans une atmosphère mêlée d'excitation et d'appréhension, chacun songeant à l'aventure qui les attend.
« Dites-moi, Aldrich », interpelle Cassius en se tournant vers l'aubergiste jovial, « que pouvez-vous nous dire sur Barovie ? Et sur ce messager d'hier soir ? »
Le visage rond d'Aldrich se plisse de concentration. « Ah, ce personnage étrange... Sa tenue me fait penser aux Vistani, un peuple nomade qu'on voit parfois sur les routes. Ils vivent dans des roulottes, font de la musique, réparent quelques objets. » Il hausse les épaules. « Je n'ai croisé que deux ou trois caravanes dans ma vie, mais c'étaient des gens honnêtes et raisonnables. »
« Et Barovie ? » insiste Marcus.
« Jamais entendu parler, mes amis. Si vous devez faire des recherches, je vous conseille de prendre la route vers Neverwinter, plus au nord. Vous y trouverez peut-être des réponses. » Il calcule mentalement. « Comptez quatre à six jours de marche en suivant le Triboar Trail vers le nord, puis la High Road vers l'ouest. »
Les héros échangent des regards. Six jours de voyage nécessitent des préparatifs. Ils quittent l'auberge pour se rendre chez le marchand local, où ils s'équipent de rations, de cordes, de torches et d'amadou. Gilda négocie habilement les prix, tandis que Cassius inspecte une fiole d'eau bénite d'un œil expert.
Vingt-cinq pièces d'or la fiole ! » s'exclame Korven. « C'est de l'arnaque ! »
« L'eau bénite peut servir contre les revenants et les morts-vivants », explique calmement Marcus. « Si nous affrontons des créatures de cette nature... »
Mais le prix les décourage. Ils se contentent d'acheter l'essentiel et prennent la route en début de matinée, leurs sacs bien chargés et leurs armes à portée de main.
La matinée de marche se déroule sans encombre. La route est suffisamment fréquentée pour décourager les prédateurs, et l'air frais des collines revigore les voyageurs. Korven ouvre la marche de son pas énergique, tandis que Marcus ferme la marche avec la patience monastique qui lui est habituelle.
En début d'après-midi, ils pénètrent dans une forêt de grands chênes et de châtaigniers. L'herbe d'un vert clair tapisse le sol entre les troncs droits, et une odeur agréable de terre humide et de feuillage flotte dans l'air. C'est une forêt saine, vivante, qui respire la paix. Mais petit à petit, une brume dense commence à tomber.
« Ce n'est pas normal », murmure Cassius en scrutant les volutes grises qui s'épaississent autour d'eux. « Cette brume n'était pas là il y a quelques minutes. »
La visibilité chute rapidement. Vingt mètres, puis quinze, puis dix. Ils se rapprochent instinctivement les uns des autres, leurs mains cherchant leurs armes.
« Vous avez déjà vu ça ? » demande Korven, la voix tendue.
« Peut-être », répond Gilda, mais son ton trahit son inquiétude. « Normalement, ici, je n'avais jamais vu ça. »
La brume semble les envelopper, les aspirer. Elle a une consistance presque palpable, comme si elle était vivante. L'atmosphère devient pesante, oppressante. Ils ne voient plus qu'à cinq pas devant eux, et la sensation de marcher vers l'inconnu les glace.
Korven dégaine son épée, le métal sifflant dans l'air humide. « Je ne prends pas de risques. »
Marcus se positionne quelques pas en retrait, prêt à réagir. Cassius fronce les sourcils, son esprit analytique cherchant une explication rationnelle à ce phénomène.
Ils continuent d'avancer, guidés uniquement par la route sous leurs pieds. Puis, progressivement, la brume commence à reculer. Cinq pas, dix pas, vingt pas, et elle se retrouve derrière eux comme un mur gris et menaçant.
Mais le paysage qui s'offre à eux n'a plus rien à voir avec la forêt qu'ils viennent de quitter. La route est maintenant boueuse, criblée de grandes flaques d'eau noire qui reflètent le ciel comme des miroirs sombres. De grands arbres décharnés s'élèvent de chaque côté, leurs branches tordues griffant la brume comme des doigts squelettiques. On dirait des arbres sortis d'un cauchemar, des créatures végétales qui auraient été torturées par des années de souffrance.
« Par tous les dieux », souffle Gilda en serrant son marteau.
Le brouillard rampe hors de la forêt et engloutit la route derrière eux, leur coupant toute retraite. Devant eux se dressent deux hauts remparts de pierre grise qui dominent des bois impénétrables s'étendant de chaque côté de la route.
D'énormes grilles de fer sont enchâssées dans l'édifice de pierre. La rosée s'accroche aux barreaux rouillés comme si elle essayait de ne pas tomber au sol. Deux statues de gardiens armés flanquent l'entrée, mais leurs têtes ont disparu, tombées dans les mauvaises herbes à leurs pieds. Les corps de pierre semblent accueillir les voyageurs en silence, dans une parodie macabre d'hospitalité.
« Nous ne sommes plus entre Phandalin et Neverwinter », constate Cassius d'une voix blanche. « Cette route... ces remparts... Je n'ai jamais rien vu de tel. » Korven fait quelques pas vers les statues et en touche une. Le granit est froid, rugueux, indéniablement réel. « Du travail d'orfèvre », reconnaît Gilda en examinant la sculpture. « Mais très ancien. »
Marcus observe le ciel. Là où il était après-midi quelques instants plus tôt, une lueur diffuse et grise baigne maintenant le paysage. Pas de soleil visible, juste une pénombre permanente qui semble suinter de l'air lui-même.
« Regardez la rosée », dit-il. « Nous sommes au petit matin, alors que nous marchions en plein après-midi. »
Le silence qui suit est lourd de questions sans réponses. Cassius se retourne vers la brume qui bloque leur retour. Elle est épaisse, impénétrable, et quelque chose dans son aspect décourage toute tentative de la traverser.
« Les grilles sont ouvertes », observe Korven.
Effectivement, les grandes grilles de fer, malgré leur état de rouille avancée, sont ouvertes. Au-delà, un chemin descend à travers une nouvelle forêt. Au-dessus de la cime des arbres, ils distinguent vaguement des habitations, des toits qui suggèrent un village.
« Il y a peut-être des réponses là-bas », propose Marcus. « Et d'autres personnes qui pourront nous expliquer où nous sommes. »
« On n'a rien à perdre à aller au village », déclare Korven avec sa résolution habituelle. « En tout cas, ça nous montrera où on est. »
Cassius hoche la tête. « Moi, je suis curieux de voir ce qu'on fait là. »
Ils franchissent les grilles et s'engagent sur le chemin qui descend. Les arbres qui les entourent maintenant sont imposants, leurs cimes perdues dans la brume ne laissant filtrer qu'une lumière grise et funeste. Leurs troncs sont serrés, et le bois est silencieux comme une tombe oubliée, tout en donnant l'impression d'un cri que personne n'entend.
Tandis qu'ils progressent, Gilda et Marcus, plus attentifs que leurs compagnons, perçoivent une odeur qui dévie légèrement de la route. Une puanteur de mort qui flotte dans l'air stagnant. « Tu sens ça ? » murmure Gilda à Marcus.
Le moine hoche la tête gravement. « Ça sent quelque chose de crevé. »
Korven, curieux de nature, oblique vers l'odeur. « Allons voir. Je veux savoir. »
L'odeur immonde provient d'un cadavre humain à moitié enseveli sous les taillis, à cinq mètres environ de la route. Le jeune homme devait être un roturier. Ses vêtements, maculés de boue, sont déchirés et arrachés à coups de griffes. Des corbeaux ont déjà picoré son corps, et des empreintes de pattes entourent la dépouille. De toute évidence, l'homme est mort depuis plusieurs jours.
Mais ce qui attire leur attention, c'est l'enveloppe froissée qu'il tient encore dans sa main rigide. Marcus s'agenouille et récupère délicatement la lettre. Le sceau de cire porte la même marque que les lettres qu'ils ont reçues : un grand B stylisé.
« Même cachet », constate-t-il sobrement.
Cassius ouvre l'enveloppe avec précaution et lit à voix haute :
« Salut à vous, puissants et valeureux. Moi, bourgmestre de Barovie, vous présente mes respects et mon désespoir. Ma fille adoptive, la belle Ireena Kolyana, a été mordue il y a quelques nuits par un vampire. Depuis plus de quatre cents ans, cette créature s'abreuve du sang de mes concitoyens.
Ma chère Ireena se meurt à cause de la blessure impie infligée par cette bête malfaisante devenue trop puissante pour être vaincue. Voilà donc ce que je veux vous dire. Tenez-vous pour morts et entourez cette région de symboles du bien puissant, et épargnez le monde de ce maléfique destin qui est le nôtre.
Il y a beaucoup de richesses piégées dans cette communauté. Revenez chercher votre récompense lorsque nous serons tous partis pour une vie meilleure. Kolyan Indirovitch, Bourgmestre. »
Un silence glacial tombe sur le groupe. L'écriture est différente de celle de la première lettre, et le message lui-même est diamétralement opposé.
« Sa femme d'un côté, sa fille adoptive de l'autre », murmure Gilda. « Et dans cette version, il nous dit de nous tenir pour morts. »
« Quatre cents ans de vampire », répète Korven, la main crispée sur son épée. « Et un bourgmestre qui semble avoir perdu tout espoir. »
Au moment où ils terminent leur lecture, un hurlement de loup résonne au loin dans la forêt. Un hurlement solitaire, mélancolique, qui semble répondre à leur découverte macabre. « Derrière nous », précise Marcus en tendant l'oreille.
Gilda fouille rapidement le cadavre et trouve trois pièces d'argent dans une poche déchirée. Cassius étudie le corps : « Il a été déchiqueté par des loups », diagnostique-t-il après un bref examen. « Regardez ces marques de griffes et de crocs. »
Un deuxième hurlement retentit, puis un troisième. Plus proches cette fois.
« Il faut qu'on trace notre route », déclare Cassius avec urgence. « Une meute se forme derrière nous. »
Ils reprennent le chemin au pas de course, laissant derrière eux le cadavre et ses secrets. Les hurlements se multiplient : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix. Une meute complète semble les suivre, et le sol tremble sous leurs pas. Ces créatures semblent plus grosses, plus lourdes que les loups ordinaires.
La forêt dense de chaque côté de la route paraît impénétrable. Les arbres tendent leurs branches vers eux comme des tentacules, et certains aventuriers sentent leurs vêtements se déchirer sur les épines. Les branches basses, épineuses, semblent essayer de les attraper, de les retenir pour les livrer à la meute qui approche.
Ils courent maintenant, poussés par l'adrénaline et la peur. Derrière eux, les hurlements se rapprochent inexorablement. Devant eux, enfin, les arbres s'éclaircissent.
Un village apparaît.
Au moment précis où ils atteignent les premières maisons, les hurlements cessent brutalement. Comme si une barrière invisible protégeait les lieux, ou comme si les créatures n'osaient pas s'aventurer en terrain civilisé.
Mais la brume qui les avait poussés vers ce lieu continue d'avancer, les enveloppant et leur coupant définitivement la retraite.
Ils se trouvent maintenant dans les rues d'un village aux maisons sombres comme des pierres tombales. Une poignée de boutiques fermées se nichent au milieu des habitations. La taverne semble close, tout a l'air abandonné. L'atmosphère est lourde d'un chagrin ancien et d'une peur qui s'est incrustée dans les pierres mêmes.
C'est alors qu'ils entendent un gémissement à peine audible qui attire leur regard vers une ruelle déserte.
Deux enfants se tiennent debout au milieu de la route, immobiles comme des statues. Rose, âgée d'une dizaine d'années, porte une petite cape rouge et est habillée de noir. Elle essaie désespérément de calmer son petit frère Épine, qui sanglote en serrant dans sa main une petite poupée de chiffon.
Gilda s'approche avec précaution, son instinct maternel prenant le dessus malgré l'étrangeté de la situation.
« Bonjour, les enfants. Nous sommes là pour aider. Où sont vos parents ? »
Après avoir calmé le garçon, Rose se tourne vers eux. Ses yeux portent une maturité troublante pour son âge.
« Il y a un monstre dans notre maison », dit-elle d'une voix claire en montrant du doigt une haute maison de briques ayant connu des jours meilleurs. « Nos parents ont réussi à piéger le monstre dans le sous-sol, mais ils ont besoin d'aide. Et Walter, notre petit frère, est coincé dans la nurserie au deuxième étage. Il est tout seul. Il faut absolument que vous aidiez nos parents. »
Korven se penche vers elle. « Et si on vous aide, vous pouvez nous abriter pour la nuit ? »
« Bien sûr, vous pourrez rester dans la maison », répond Rose avec un sourire qui ne parvient pas à éclairer ses yeux sombres.
Les quatre aventuriers échangent des regards. Ils sont dans un lieu inconnu, poursuivis par des créatures, avec une brume qui leur interdit tout retour en arrière. Ces enfants et leur famille en détresse représentent leur seule chance d'obtenir des réponses et un abri.
« Allez, allons-y », déclare Korven en serrant la poignée de son épée. « On est là pour aider les familles. »
Marcus hoche la tête. « La famille avant tout. »
Ils se dirigent vers la maison que Rose leur a montrée, sans savoir qu'ils s'apprêtent à pénétrer dans l'un des pièges les plus mortels que ce nouveau monde ait à leur offrir.
Les quatre aventuriers franchissent la grille en fer forgé de la propriété, ses gonds rouillés grinçant dans l'air humide comme un gémissement de métal torturé. Des lampes à huile se balancent au bout de chaînes de part et d'autre de la porte d'entrée, projetant des ombres vacillantes sur le portique.
Un bouclier orné du blason familial — un moulin à vent doré stylisé sur champ rouge — trône au-dessus de l'entrée, flanqué de portraits aux visages impassibles. Ces nobles d'un autre temps semblent observer les visiteurs d'un regard froid et distant, comme s'ils jugeaient leur droit de pénétrer en ces lieux.
La porte à double battant s'ouvre sur un vaste hall qui s'étend sur toute la largeur de la maison. À l'ouest, une cheminée de marbre domine la pièce, surmontée d'une épée longue fixée au mur. La garde de l'arme porte gravé en relief le même moulin à vent que celui du blason familial. Un escalier de marbre rouge monte majestueusement vers l'étage, ses rampes sculptées reflétant la lumière des chandelles.
Les murs lambrissés respirent l'opulence d'autrefois, mais une poussière fine recouvre tout, et l'air porte cette odeur particulière des maisons longtemps fermées.
« Impressionnant », murmure Cassius en examinant les détails architecturaux. « Cette famille avait clairement des moyens. »
Korven, dans sa précipitation habituelle, se dirige directement vers l'une des portes latérales. « Il faut trouver les parents et sauver le bébé. Explorons rapidement. »
Il ouvre la première porte et découvre une grande salle à manger au mobilier somptueux. Une table d'acajou sculptée, entourée de huit chaises à hauts dossiers, trône au centre de la pièce. Un lustre de cristal magnifique pend au-dessus, et la table est encore dressée avec une vaisselle en argent et en cristal d'une brillance éblouissante.
Au-dessus de la cheminée de marbre, une peinture encadrée d'acajou représente une vallée verdoyante et paisible — un contraste saisissant avec le paysage désolé qu'ils viennent de traverser. Les lambris sculptés montrent des scènes de chasse : biches bondissant dans les bois, chasseurs à cheval, et une tapisserie représentant une meute de chiens traquant un loup.
« Personne ici », constate Korven avant de refermer la porte.
Il ouvre ensuite un petit vestiaire contenant plusieurs manteaux noirs suspendus à des patères, et un chapeau haut de forme posé sur une étagère en hauteur. Toujours vide.
Marcus, plus méthodique, ouvre une autre porte donnant sur un salon qui ressemble à la tanière d'un chasseur. Une tête de cerf est fixée au-dessus de la cheminée, et trois loups empaillés sont disposés le long des murs. Deux chaises capitonnées drapées de fourrure font face à l'âtre, séparées par une table de chêne sur laquelle reposent un tonnelet de vin, deux gobelets gravés, un râtelier à pipes et un candélabre.
« Toujours personne », rapporte-t-il.
Cassius pousse la porte menant à la cuisine. L'endroit est rangé avec soin, vaisselle et ustensiles soigneusement alignés sur des étagères. Sur une table de travail, une planche à découper et un rouleau à pâtisserie suggèrent une activité récente. Contre le mur est, un four de pierre en dôme dont le tuyau d'évacuation passe par un trou dans le plafond.
Il examine un petit placard qui s'avère être un cellier bien ravitaillé. La nourriture semble fraîche et de bonne qualité. Un autre placard révèle un monte-plats permettant de faire monter les repas à l'étage.
« Étrange », murmure-t-il. « Tout semble normal, mais où sont les habitants ? »
Gilda tend l'oreille, cherchant à percevoir le moindre bruit. Le silence est total. Pas de pleurs de bébé, pas de voix, pas même le grincement d'une planche sous des pas.
« Il faut qu'on monte », déclare Korven avec impatience. « Si le bébé est dans la nurserie au deuxième étage... »
Ils gravissent l'escalier de marbre rouge, leurs pas résonnant sourdement dans l'air confiné. À l'étage, des lampes à huile éteintes sont fixées sur les murs d'un hall élégant. Au-dessus du manteau de la cheminée, une peinture encadrée de bois sombre attire leur attention.
C'est un portrait de famille : Gustave et Élisabeth Durst avec leurs deux enfants souriants, Rose et Épine. Les noms sont marqués en dessous du cadre. Le père tient un bébé emmailloté dans ses bras — sans doute Walter. Mais ce qui frappe, c'est l'expression de la mère : elle regarde le bébé avec un air de mépris à peine dissimulé.
« Voilà notre famille Durst », observe Marcus. « Mais pourquoi cette femme regarde-t-elle son enfant de cette façon ? »
Des armures complètes se dressent en position debout, flanquant les portes. Chaque porte est gravée de motifs représentant des gens en train de danser — un détail incongru dans cette atmosphère pesante.
Un courant d'air froid descend les marches de l'escalier qui continue vers l'étage supérieur.
« Le vent vient d'en haut », note Cassius. « Il y a une ouverture quelque part. »
Korven, poussé par son urgence de sauver le bébé, gravit les marches vers le deuxième étage. « Allons voir Walter ! »
Ils arrivent sur un palier poussiéreux où une armure noire recouverte de toiles d'araignée se dresse contre un mur. Korven passe devant sans méfiance, pressé d'atteindre la nurserie.
C'est alors que l'armure s'anime.
Dans un fracas métallique terrifiant, la chose se redresse et brandit son épée dans un mouvement fluide et mortel. Korven, pris au dépourvu, sent la lame siffler au-dessus de sa tête. Il se baisse instinctivement, mais le retour de l'épée le frappe en plein dans le dos.
La douleur explose dans ses côtes, et il sent un liquide chaud couler le long de sa colonne vertébrale.
« Combat ! » rugit-il en dégainant son épée.
Derrière lui, ses compagnons réagissent avec la vitesse de l'expérience. Marcus s'élance et tente un coup de bâton, mais l'armure animée pare habilement. Cassius lève la main et trois projectiles magiques jaillissent de ses doigts, frappant le métal enchanté dans un éclat de lumière bleutée.
Korven, dans un élan de rage et de douleur, empoigne l'armure à bras-le-corps. Ses muscles gonflent sous l'effort, et dans un grognement bestial, il soulève la lourde créature métallique et la projette dans l'escalier.
Le fracas est assourdissant. L'armure dégringole les marches de marbre dans un concert de métal qui résonne dans toute la maison, rebondit sur les murs, et s'écrase finalement au rez-de-chaussée dans un bruit de ferraille.
Mais quelques instants plus tard, ils entendent le cliquetis caractéristique de métal sur pierre. L'armure se relève et commence à remonter les marches.
« Elle n'est pas détruite », halète Korven en pressant sa main sur sa blessure.
Gilda réagit immédiatement, posant sa main sur l'épaule du barbare. Une douce lueur dorée émane de ses paumes, et Korven sent ses plaies se refermer partiellement.
« Merci », souffle-t-il en testant sa mobilité.
Ils explorent rapidement l'étage. Une porte mène à une chambre poussiéreuse avec une nurserie attenante. Des meubles recouverts de draps fantomatiques, des jouets abandonnés, mais aucun signe de Walter. Une porte-fenêtre à double battant ornée de vitraux donne sur un balcon, mais elle est verrouillée.
Marcus tente d'ouvrir d'autres portes, mais certaines résistent. Dans un placard, un balai s'anime soudain et l'attaque avec une agressivité surprenante pour un ustensile ménager. Le moine esquive les coups avec sa formation martiale, riposte avec précision, mais l'objet enchanté se révèle plus coriace que prévu.
Gilda vient à son aide en lançant une flamme magique qui roussit les poils du balai. Cassius tente de détourner son attention avec des étincelles, mais la créature semble immunisée aux distractions.
Finalement, Marcus parvient à briser le manche d'un coup bien placé, et le balai s'effondre, redevenant un simple ustensile.
« Cette maison est maudite », déclare Cassius en essuyant la sueur de son front. « Tout ce qui devrait être inanimé prend vie pour nous attaquer. »
En entendant l'armure qui remonte l'escalier, Korven prend une décision. « Quand elle arrivera à cette case-là », dit-il en désignant un point précis du palier, « je lui donne un grand coup de pied pour la renvoyer en bas. »
Il se positionne, muscles tendus, attendant le moment parfait. L'armure apparaît en haut des marches, et Korven frappe. Son pied percute le métal avec force, mais la créature encaissée résiste à la poussée et continue d'avancer.
L'épée s'abat sur lui avec un bruit sec. Korven sent ses forces l'abandonner. Ses genoux fléchissent, sa vision se trouble, et il s'effondre contre le mur.
« Korven ! » crie Gilda en se précipitant vers lui.
L'armure lève son épée pour le coup de grâce, mais Korven trouve encore la force de donner un grand coup d'épée dans sa structure. Sa lame trouve un point faible dans l'assemblage métallique, et l'armure animée s'écroule enfin au sol, définitivement immobile.
Le silence retombe sur la maison. Korven respire laborieusement, soutenu par Gilda qui surveille ses signes vitaux avec inquiétude.
« Il faut qu'on trouve un endroit sûr pour se reposer », dit Marcus. « Et qu'on comprenne ce qui se passe ici. »
« Cette famille », murmure Cassius en regardant le portrait sur le mur, « et ces enfants dehors... Quelque chose ne colle pas. »
Korven, bien que blessé, redresse la tête avec détermination. « On n'abandonne pas. Il y a une famille en détresse, et on a promis d'aider. »
Mais tous sentent que cette maison recèle des secrets bien plus sombres que ce que Rose et Épine leur ont révélé. L'armure animée et le balai ensorcelé ne sont que le début des épreuves qui les attendent.