Le silence qui suivit la mort de Kerlam'halaha fut aussi lourd que le poids des millénaires qui pesaient sur les épaules d'Acérérak. La magicienne gisait immobile sur le sol, son visage figé dans une expression de surprise, comme si sa conscience n'avait pas eu le temps d'enregistrer sa propre fin.
L'archiliche, perché sur le balcon, observait les survivants avec un détachement glacial. Ses orbites, où brûlaient deux lueurs d'un blanc cadavérique, ne trahissaient aucune émotion - seulement une patience malveillante forgée par des éons d'existence.
D'un geste presque désinvolte, il tendit son bras squelettique devant lui, comme pour attraper quelque chose d'invisible. L'espace lui-même sembla se déchirer sous ses doigts. Il plongea son bras à travers cette fissure dans la réalité et en extirpa trois silhouettes hurlantes - les trois Sœurs couturées, arrachées de leur plan d'origine.
"Même pas capables de protéger mon projet," siffla Acérérak, sa voix résonnant comme des éclats de verre brisé. Il claqua des doigts, et les trois guenaudes se désintégrèrent instantanément, leurs corps transformés en cendres avant même qu'elles ne touchent le sol. "Tant de temps perdu."
Acérérak contempla les aventuriers de ses orbites luisantes, son crâne entouré d'un halo de pouvoir nécromantique. Lorsqu'il parla enfin, sa voix était comme du métal refroidi après avoir été fondu - ancienne, implacable et totalement dénuée de compassion.
"Des siècles de préparation. Des millénaires de patience. Et vous, créatures éphémères, osez interférer avec mes desseins."
Oscar, malgré sa peur, fit un pas en avant. "Pourquoi tout cela, Acérérak? Pourquoi aspirer les âmes des vivants? Pourquoi avoir tué Kerlam'halaha?"
L'archiliche inclina légèrement son crâne, comme s'il considérait la question avec une curiosité froide.
"Pourquoi? Tu demandes 'pourquoi' comme si tu pouvais comprendre. L'atropal était le commencement d'une nouvelle ère. Un dieu né des cendres, nourri par l'essence même de la mortalité. J'ai observé vos dieux. Ils sont faibles, sentimentaux... indignes."
Corrin, qui maintenait le sac de phylactères, émit un petit rire désespéré. "Et vous pensez être digne de créer un dieu?"
"Digne?" La voix d'Acérérak devint aussi tranchante que des tessons de verre. "La dignité est une illusion que les mortels se racontent pour masquer leur insignifiance. J'ai vu naître et mourir des civilisations. J'ai observé le temps lui-même s'effilocher aux confins de l'existence. Je ne cherche pas à être 'digne'. Je cherche à être inévitable."
NybarG serra sa hache, la rage bouillonnant en lui. "Parle tant que tu veux, sac d'os. Nous t'avons déjà vaincu."
"Vaincu?" Acérérak laissa échapper un rire sec, un son qui n'avait rien d'humain. "Le temps est mon allié, créature de chair. Ce que vous percevez comme une victoire n'est qu'un battement de cil dans l'éternité qui m'attend."
"Alors pourquoi être en colère?" demanda Lukana. "Si nous sommes si insignifiants?"
Acérérak leva lentement son bâton, la sphère d'annihilation pulsant à ses côtés.
"Je ne suis pas en colère. Je suis... déçu. Cet atropal était le résultat de milliers d'années de recherche, d'expérimentation, de calculs précis. Un léger... désagrément, rien de plus."
"Tu as échoué," insista Oscar. "La malédiction est levée. Les âmes sont libres."
"Échoué?" La voix d'Acérérak devint presque douce, ce qui la rendait d'autant plus terrifiante. "J'ai déjà commencé à planifier mon prochain projet. Pendant que vous lutterez contre la vieillesse et l'oubli, je serai là, tissant des plans que votre esprit limité ne peut concevoir."
Corrin souleva légèrement le sac. "Et qu'en est-il de ceux-ci? Les phylactères de tes disciples?"
Pour la première fois, Acérérak sembla réellement attentif.
"Ah, le halfelin a trouvé quelque chose d'intéressant. Sais-tu ce que tu tiens entre tes mains, petit mortel?"
"Je sais qu'ils sont importants pour toi," répondit Corrin, un sourire défiant sur son visage. "Ce qui est suffisant."
Acérérak fit un geste presque négligent de sa main squelettique.
"Ils ne sont pas 'importants' pour moi. Ils représentent des investissements. Des paris sur l'avenir. Certains porteront leurs fruits, d'autres échoueront. C'est ainsi que fonctionne l'immortalité - on apprend à diversifier ses intérêts."
L'archiliche s'approcha lentement, flottant au-dessus du gouffre de lave.
"Rendez-moi ces artefacts, et je pourrais être incité à vous accorder une mort rapide. Un marché généreux, ne trouvez-vous pas?"
Artus Cimber, qui était resté silencieux jusque-là, s'avança.
"J'ai vécu des siècles grâce à la magie," dit-il calmement. "Et je sais reconnaître un mensonge, même venant d'un être comme toi."
Acérérak tourna son attention vers Artus, les flammes dans ses orbites s'intensifiant légèrement.
"Ah, l'homme qui a défié le temps. Un amateur jouant avec des forces qu'il ne comprend pas. Tu n'es qu'un enfant tenant une bougie face à mon soleil noir."
"Peut-être," répondit Artus. "Mais même une bougie peut être aveuglante dans les ténèbres complètes."
La tension dans l'air était palpable, comme si l'espace lui-même se contractait autour de la présence d'Acérérak.
"Assez," déclara finalement l'archiliche. "Votre résistance, bien que futile, devient lassante."
Corrin, qui était resté silencieux jusqu'alors, saisit l'un des phylactères de liche qu'il avait récupérés et le jeta dans la lave bouillonnante en contrebas. L'objet sombra dans le magma sans être détruit, flottant sur la surface comme porté par une force invisible.
Un changement subtil s'opéra dans la posture d'Acérérak. La liche fit pivoter son crâne vers Corrin avec une lenteur délibérée.
"Le halfelin a de l'audace," murmura-t-il, sa voix soudain emplie d'un intérêt malsain.
Corrin soutint le regard de la liche, comprenant qu'il avait capté son attention. D'un geste rapide, il arracha le sac sans fond accroché à sa ceinture, celui qui contenait les vingt-sept phylactères restants et les trois poupées des guenaudes.
"Audace, ou désespoir ?" rétorqua Corrin, un sourire triste aux lèvres.
Sans hésitation, il lança le sac dans la lave. Cette fois, il n'y eut pas de flottement magique. Le sac s'enflamma immédiatement, libérant son contenu dans les profondeurs brûlantes. Dix phylactères furent engloutis et détruits avant qu'Acérérak ne puisse réagir, les cris psychiques de liches mourantes à travers le multivers résonnant dans l'esprit de chacun.
La fureur d'Acérérak fut instantanée et terrible. L'air autour de lui crépita d'énergie nécrotique, et les ombres semblèrent se densifier, comme attirées par sa rage.
"MORTEL INSIGNIFIANT !" tonna-t-il, sa voix faisant vibrer les fondations mêmes de la tombe.
Il leva une main osseuse vers Corrin et prononça un seul mot - un mot dans une langue si ancienne et si puissante que l'univers lui-même semblait trembler à son énonciation.
Corrin eut à peine le temps de croiser le regard de ses compagnons une dernière fois, un léger sourire aux lèvres. Ses yeux exprimaient un message simple : Courez.
Son corps s'effondra comme une marionnette dont on aurait coupé les fils. Pas une goutte de sang ne fut versée, pas un cri ne s'échappa de ses lèvres. La vie quitta simplement Corrin, comme une chandelle soufflée par un vent d'hiver.
"NON !" hurla Oscar, les larmes aux yeux.
Artus Cimber, comprenant la gravité de la situation, se tourna vers les survivants.
"Je vais essayer de gagner du temps," déclara-t-il, sa voix calme mais résolue. "Fuyez. Maintenant."
Oscar, Lukana, Artus et NybarG bondirent par-dessus le gouffre de lave, se dirigeant vers le portail de brume. Lukana fut la première à l'atteindre, se jetant à travers le voile mystique tandis qu'Acérérak tentait de la frapper de son bâton, le Bâton de l'Oublié. La lame d'énergie noire ne fit que fendre l'air vide.
NybarG, dans un élan de loyauté qui défiait sa malédiction, ramassa le corps sans vie de Kerlam'halaha et le serra contre sa poitrine avant de plonger à travers le portail, esquivant de justesse une nouvelle attaque de la liche.
Artus, déterminé à tenir sa promesse, se retourna pour faire face à l'archiliche. Dans ses yeux brillait la résolution d'un homme qui avait défié le temps lui-même.
"J'ai erré pendant des siècles," dit-il, sa voix résonnant dans la chambre. "J'ai vu des empires s'élever et tomber. Tu ne m'impressionnes pas, Acérérak."
Il invoqua un puissant sort de congélation, tentant de transformer la liche en statue de glace. Le rayon bleuté frappa Acérérak de plein fouet, mais le magicien millénaire dissipa le sort d'un simple geste de la main.
"Pathétique," commenta l'archiliche.
Il pointa un doigt vers Artus et lança un éclair vert émeraude - un sort de doigt de mort. Déjà affaibli par les combats précédents, Artus sentit la vie le quitter. Son corps, qui avait résisté aux siècles grâce à la magie de l'Anneau de l'Hiver, ne put résister à cette ultime attaque. Il s'effondra lentement, ses genoux heurtant d'abord le sol de pierre, puis son torse basculant en avant.
Dans ses derniers instants de conscience, Artus eut une vision de Mezro, la cité perdue, et d'Alisanda, son amour éternel. Un sourire paisible se dessina sur ses lèvres tandis que son regard se voilait pour toujours.
Oscar, le dernier encore présent, jeta un dernier regard aux corps de ses compagnons tombés avant de se précipiter à travers le portail, évitant de justesse un coup d'Acérérak.
De l'autre côté, les survivants émergèrent dans un couloir aux murs ornés d'étoiles noires. Oscar comprit immédiatement la signification des squelettes calcinés qui pointaient vers une direction précise.
"Il faut suivre les os calcinés," expliqua-t-il, haletant. "Ils indiquent le chemin de la sortie."
NybarG, toujours portant le corps de Kerlam'halaha, sentit quelque chose remuer dans sa poche. Le petit lézard qu'il avait protégé tout au long de leur voyage émergea, observant le corps de la magicienne.
"Peux-tu la sauver ?" demanda le barbare, sa voix habituellement rugueuse adoucie par l'espoir.
Le lézard inclina sa tête reptilienne. "Je le peux," répondit-il dans un murmure surprenant. "Mais cela prendra du temps."
Tandis qu'ils réfléchissaient à leur prochaine action, NybarG s'avança pour examiner le mur. Il découvrit une porte cachée mais comprit immédiatement qu'un piège y était attaché.
Avant qu'ils ne puissent élaborer un plan, une présence glaciale envahit le couloir. Acérérak apparaissait à l'entrée du portail, sa silhouette squelettique se découpant contre la brume surnaturelle.
"Il arrive !" cria Oscar.
Sans hésitation, Lukana ouvrit la porte secrète, déclenchant le piège. Un mur de feu jaillit, remplissant instantanément le couloir d'une chaleur infernale. La rôdeuse se jeta dans l'ouverture, brûlée mais vivante. NybarG la suivit, protégeant de son corps le cadavre de Kerlam'halaha.
Oscar arriva en dernier, plongeant dans la pièce alors que les flammes léchaient ses vêtements. À l'intérieur, un bassin d'ébène rempli d'un liquide noir et luisant occupait l'espace central.
Acérérak apparut à l'entrée de la pièce, sa silhouette se détachant dans les flammes qui ne semblaient pas l'affecter. Sans un mot, Lukana et NybarG se précipitèrent vers le bassin, comprenant instinctivement qu'il représentait leur seul espoir.
Le contact avec le liquide visqueux fut étrange, pas désagréable mais profondément désorientant. Un instant, ils se tenaient dans la chambre du bassin d'ébène, le suivant, ils étaient projetés à l'extérieur, près de l'obélisque noir qui marquait l'entrée de la tombe.
Sans perdre un instant, les trois survivants s'enfuirent dans la jungle, laissant derrière eux les horreurs du Tombeau des Neuf Dieux.
Des jours plus tard, les trois survivants trouvèrent refuge dans une maison abandonnée à Omu. Nichée entre les ruines de l'ancienne cité, cette demeure à moitié effondrée offrait un abri temporaire alors qu'ils se remettaient de leurs blessures et de leur chagrin.
Oscar et Lukana veillaient sur le corps immobile de Kerlam'halaha. NybarG se tenait près de la fenêtre brisée, son regard perdu dans la jungle dense qui reprenait lentement possession de la cité perdue.
Le petit lézard émergea soudain de la poche du barbare et rampa jusqu'à la magicienne. Il grimpa sur sa poitrine et posa ses pattes minuscules sur son front.
Une lueur verdâtre enveloppa le corps de Kerlam'halaha pendant quelques instants. Puis, comme un miracle, ses paupières frémirent et s'ouvrirent. Elle prit une profonde inspiration, revenant à la vie grâce à l'étrange magie du petit druide reptilien.
Le lézard, sa tâche accomplie, disparut rapidement dans les ombres.
Quelques mois plus tard, les survivants apprirent que Syndra Silvane n'avait pas survécu à la malédiction. Malgré leurs efforts, ils avaient mis trop de temps à détruire l'Exacteur d'âmes. Son âme avait été l'une des dernières dévorées par l'atropal avant sa destruction, perdue à jamais dans les abysses de l'au-delà.
Corrin et Artus étaient perdus à jamais, leurs corps abandonnés dans les profondeurs du tombeau maudit. Mais leur sacrifice n'avait pas été vain - des milliers d'âmes avaient été libérées, et la terrible malédiction qui décimait le monde avait pris fin.
Quant à Acérérak, l'archiliche était retourné à ses machinations. Sa vengeance serait patiente - il attendrait que les héros meurent de vieillesse, puis hanterait leurs descendants pour l'éternité. Car pour un être immortel comme lui, même la défaite n'était qu'un contretemps dans le grand jeu cosmique qu'il jouait depuis des millénaires.
De retour dans la cuisine de leur maison de Phandalin, les quatre survivants levèrent des verres à la mémoire de leurs compagnons tombés, sachant que leur voyage ensemble touchait à sa fin, mais que les échos de leur aventure résonneraient longtemps dans les annales des Royaumes Oubliés.
Certains disent que dans les nuits sans lune, on peut encore entendre les échos lointains du rire d'un halfelin et voir l'ombre d'un humain portant un anneau de glace se découper contre les étoiles au-dessus de Chult, gardiens éternels veillant sur ceux qui oseraient s'aventurer trop près du Tombeau des Neuf Dieux.